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L'imprévu, l'inconnu - l'animation


(René CHAR – Fureur et mystère)

Quoi de plus prévu que des règles du jeu ? Et pourtant leur prévision contraignante fait surgir différence et nouveauté, surprise et création. Beaucoup de ceux qui ont quelque pratique de la Méthode Ramain ont fait un jour ou l’autre un constat de même nature. Cette interaction du prévu et de l’inconnu s’inscrit dans le présent et le devenir du participant et de l’animateur.


Précisons tout de suite que l’inconnu ne s’oppose pas au prévu comme le ferai l’imprévu et ne se réduit pas à l’imprévu. Car l’imprévu lorsqu’il survient peut être parfaitement connu. Pensons à la visite à l’improviste d’un ami, à de multiples attitudes d’élèves ou de stagiaires… Mais l’inconnu qui nous occupe ce soir est plus fort que cela. C’est quelques chose qui peut-être ne s’est pas encore dévoilé, qui, même dévoilé, ne pourra pas forcément être relié à mon expérience immédiatement ni pleinement et peut-être restera toujours obscur à mes yeux.


Cet inconnu-là a-t-il sa place en pédagogie ?
Pour le participant ou l’apprenant, on pourrait dire dans un premier temps que l’inconnu c’est ce qu’il est venu apprendre. Et il s’agit bien qu’il reparte à ce sujet avec moins d’inconnu. Il faudra bien lui permettre de se familiariser avec une technique, une discipline, un art. Il a besoin de se construire des représentations internes, d’augmenter ses connaissances pour agir. Pour cela, il faudra lui proposer des activités.
A ce propos, certains psychologues font une distinction utile en matière d’apprentissage. Ils différencient les tâches en tâches familières, tâches nouvelles et tâches inconnues. Selon ces références, beaucoup de tâches proposées dans les dossiers Ramain se présentent comme des tâches nouvelles pour le participant. Et on pourrait dire avec quelque raison que les tâches nouvelles sont un lieu privilégié pour l’apprentissage sans exclure que des tâches devenues familières y jouent un rôle de palier, de temps de prise de souffle ou d’assurance.


Encore faut-il que la tâche lorsqu’elle est présentée soit reçue comme tâche nouvelle, c'est-à-dire qu’elle ne soit pas assimilée trop vite à une tâche familière sans qu’y soit identifiée la part de nouveau qu’elle recèle (je sais…j sais…) ni qu’elle soit décrétée a priori comme inconnue et inconnaissable (Moi, Monsieur, la division, j’y arriverai jamais…). Car ce sont là deux façons apparemment opposées mais aussi néfastes pour l’apprentissage de refuser l’inconnu, soit du point de vue de l’objet à connaître, soit du point de vue du sujet. Car l’inconnu que l’apprenant va découvrir et qu’il n’est pas toujours facile d’accepter, c’est aussi lui-même.


Il ne saurait exister d’apprentissage sans acceptation que quelque chose d’encore inconnu engendre de nouvelles interrogations sur de nouvelles zones inconnues. C’est aussi pour l’apprenant la virtualité d’un devenir que peut-être il voudrait bien parfois figer pour se rassurer. Car l’autre déstabilise. Mais il n’y a pas de mouvement dans la stabilité et peut-il y avoir apprentissage sans mouvement ?


Cependant, pour que l’évolution de l’apprenant ait cette plasticité et cette rigueur, sans doute faut-il qu’existe également chez le formateur une acceptation de l’inconnu qui n’est pas symétrique de celle de l’apprenant, mais est aussi réelle et importante.


Pour le formateur en effet, l’inconnu ce n’est pas la technique, la discipline ou l’art qu’est venu chercher l’apprenant puisqu’il est au contraire payé pour connaître. L’inconnu que doit accepter le formateur, c’est l’apprenant et les réactions qu’il va avoir face au cadre qu’on lui propose. Inconnu pas vraiment – me direz-vous – au bout de quelques jours de classe ou de stage, on connaît les élèves ou les stagiaires « comme si on les avait faits ». Oui, mais nous ne les avons pas faits justement et ce que nous avons fait bien souvent c’est une image d’eux que nous avons bien du mal à changer et dont les conséquences peuvent être lourdes.


Accepter l’inconnu, c’est accepter que la relation qui s’établit entre les élèves ou les stagiaires qui me sont confiés et l’objet de l’apprentissage existe en dehors de moi, qu’elle me reste par nature insaisissable. C’est accepter que du modèle théorique défini par les psychologues et qui peut m’être utile pour observer, comprendre et agir sur le développement ou l’acquisition de connaissances, au vécu de telle personne, il y ait une distance où se glisse l’imprévu du vivant. Accepter l’inconnu, c’est ne pas déterminer à quelque moment que cela intervienne qu’un tel de toutes façons n’y arrivera jamais, que tel autre est doué pour les mathématiques.


Mais l’inconnu ne rassure pas ! Pourtant, apprenant et formateur, participant et animateur y sont confrontés immanquablement. Comme il fait peur, on peut tout faire pour l’éviter ; par exemple croire que la répétition va résoudre les problèmes d’apprentissage, préciser presque à l’infini des objectifs de plus en plus ciblés, de plus en plus univoques mais aussi de plus en plus parcellaires. Cette attitude, on le voit chaque jour, n’est pas favorable à l’apprentissage et les pierres du savoir si laborieusement empilées par l’approfondissement et la répétition s’écroulent au bout de quelque temps : Ils ne retiennent rien !


Si on accepte de faire sa place à l’inconnu, à travailler non pas à réduire l’inconnu mais à construire et à se construire en sachant que dans ce travail une part d’inconnu sera toujours présente, à travailler avec l’inconnu et non pas contre l’inconnu, un dynamisme se met en place.


Jusqu’à quel point le formateur et les apprenants pourront-ils supporter cette insécurité sans se retrouver paralysés par l’angoisse et retombe r figés dans l’habitude ? On peut affirmer avec autant de force et d’à propos qu’un part de connu est nécessaire pour apprendre.


Paradoxalement, ce que l’on apprend aussi dans le Ramain, c’est que faire sa place à l’inconnu n’est pas incompatible avec la prévision. Qui plus est, il est de la responsabilité et du devoir du formateur ou de l’animateur de prévoir. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, d’occuper le temps de la formation au lieu de vivre une formation. Le contenu a sa logique, il faut la prendre en compte. L’apprenant a son histoire et on ne peut lui proposer indifféremment telle ou telle activité. Mais sur quoi va porter la prévision ? Prévoira-t-on le point d’arrivée ? On fait comme si c’était possible ? Alors il faut en assumer les conséquences, organiser toute la formation en fonction de ce choix, assumer la sélection indispensable dans ce système, etc.


Ceci n’est pas, c’est clair, l’option de la pédagogie Ramain. Pourtant, il y a une bonne dose de prévu dans le Ramain : quoi de plus minutieusement préparé que les dossiers, la programmation des exercices, les planches modèles, le matériel et les fameuses consignes ? Cette prévision manifeste fortement l’existence d’un projet qui a nécessité une réflexion préalable, une vue globale et détaillée. Mais ce qui marque fortement cette prévision est qu’elle signifie un départ et non une arrivée.


Les exercices constituant la programmation préparés jusque dans les détails sont autant de points de départ, de prétextes à une expérience, cadre donnant l’assurance indispensable à risquer une tranche de vie imprévisible et inconnue comme l’est l’avenir, à la fois pour le participant et l’animateur. On ne sait jamais ce qui va se passer exactement.


De découverte en prise de conscience, d’abandons en nouveaux départs, une progression individuelle et personnelle se tisse dans un environnement qui n’exclut ni les personnes en les figeant dans un rôle : le « mauvais élève » ou le « bon élève », ni pour chaque personne en elle-même en fermant plus ou moins consciemment l’accès à tel domaine : « je ne suis pas matheux », « je ne suis pas littéraire ».
Au terme de cette évolution, chacun de nous sait bien qu’un inconnu absolu nous attend un jour ou l’autre. Est-ce une menace ou une libération, une ouverture ou les trois à la fois ?
Comment vivre sans inconnu devant soi ?

François MARCON
Marseille 1990

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